Ils s’appellent Pierre et Patricia. Ils habitent à Bachant, une commune du département du Nord, dans l’Avesnois plus précisément, d’un peu plus de 2 000 habitants. Le quartier est tranquille. C’est la première rencontre en face à face avec un « doléant ».
« Nous sommes le sol sur lequel vous marchez. Vous êtes de plus en plus nombreux et lourds, de plus en plus lourds. Ca ne peut pas durer. On va se soulever ou s’effondrer. Et c’est vous qui allez tomber de haut, pas nous, puisque nous sommes le sol sur lequel vous marchez… »
C’est Hélène qui est tombée sur cette doléance, lorsqu’elle a entrepris de lire toutes les textes écrits dans le département du Nord. Elle l’a mise de côté, frappée par la puissance des mots, la force de l’émotion colérique qui souligne le propos. Chaque mot semble avoir été pesé, sous-pesé même. Mais qui est l’auteur de ce texte ? Comment est-il ? Dans quelles circonstances l’a-t-il écrit ? En colère sans doute, après une longue réflexion, avec quelqu’un ?
En partant de la maison ce matin là, je ressens comme une tension. Pas de stress mais une nervosité à fleur de peau, pas forcément désagréable mais lancinante. Le soleil est déjà là, à 6h30, j’emporte avec moi un change composé d’un jean et d’une veste de costume car l’après-midi, à 14h30, c’est l’enterrement de James Herbain, une figure importante de mon village, un ancien coureur en cyclocross, champion de France 1969, 14 fois champions de Picardie, un palmarès long comme le bras. Mais surtout un petit homme attachant, simple, souriant. Il est parti à l’âge de 84 ans.
Sur la route, je songe au discours que la famille m’a demandée d’écrire et de prononcer dans l’église Saint-Denis de Crépy-en-Valois. En roulant, j’écoute d’une oreille distraite France Inter quand j’entends l’annonce suivante : un collectif trans-partisan de 200 députés entend déposer un amendement concernant les règles d’installation des médecins et des dentistes, en s’appuyant sur l’exemple des pharmacies. En effet, la réglementation est stricte en ce qui concerne l’ouverture d’une officine : elle dépend de la densité de population par officine. Ce faisant, ce dispositif permet de préserver un nombre à peu près bien réparti dans les territoires.
Si l’initiative des 200 parlementaires est très pertinente à mes yeux, elles risquent fort de ne pas déboucher sur une évolution de la géographie médicale. Face aux lobbys des médecins libéraux et de l’ordre des médecins, les parlementaires ne font pas beaucoup le poids. D’autant qu’ils ne pourront pas compter sur le Président de la République qui défend bec et ongle la non obligation de l’installation des médecins, persuadé que la conscience des uns et des autres permettra de régler le fléau de la désertification médicale.
Si le président de la République prenait le temps de lire les doléances, il verrait que la question de la santé est extrêmement présente. Les attentes sont simples : pour avoir un médecin de famille par famille, il suffit d’en avoir un à proximité. CQFD.
Quand on est sur l’autoroute A1, on peut prendre la mesure de la mondialisation en observant les flux de poids lourds. Sur les 180 000 véhicules qui l’emprunte chaque jour, 63 000 sont des poids lourds. Une fois la bifurcation vers Valenciennes prise, il ne reste plus beaucoup de temps avant d’arriver à la gare. J’ai rendez-vous vers 9h. J’arrive en avance. Pas le train d’Hélène qui pointera avec 30 minutes de retard. La routine pour des millions d’usagers du train au quotidien…
Elle arrive enfin, avec elle Nicolas, le caméraman, et pas mal de sacs de matériel. Après les présentations, nous prenons la direction la commune de Bavant. On en profite pour échanger sur Valenciennes, l’après-Borloo, l’implantation a grand renfort de communication des usines de la décarbonation.
Cette cité symbole de l’industrie minière a comme d’autres tentées de se refaire une beauté pour tenter de tourner la page des périls de la désindustrialisation. Pour nombre de communes ordinaires, le concours Villes et Villages Fleuris permet d’engager un travail d’amélioration de cadre de vie, une sorte de lifting grandeur nature, avec ses agencements palettes, sa gestion différentiée et les jardins partagés. On ruralise les grandes villes quand les villages s’évertuent à gommer leur singularité et s’entichent à ressembler aux grandes influenceuses – les métropoles – de l’urbanisme moderne.
Une fois n’est pas coutume, on n’accède pas à Bachant via un rond-point. A quelques kilomètres de Maubeuge, les gilets jaunes se retrouvaient sur l’un de ceux qui ceinturent la grande ville du coin.
Pierre et Patricia nous accueillent devant leur maison, une maisonnée toute de briques. « Vous verrez, les volets sont bleus », avait indiqué Pierre, sans doute pour marquer la singularité du choix pictural. En effet, le lotissement est à bien des égards assez standardisé. On ne peut pas dire que toutes les maisons se ressemblent mais on a le sentiment que la normalisation des espaces et des architectures est passée aussi par là.
Quand Pierre et Patricia nous font entrer chez eux, on constate qu’ici, le jardin n’est pas d’inspiration française mais plutôt anglaise. Dans ce jardin, on fuit les mathématiques et la chimie. La raison n’est pas dominante, le laisser-aller une marque de fabrique. Au premier coup d’oeil, on en apprend déjà beaucoup sur l’auteur de la doléance. Les premiers mots sont simples, sans emphase, bourrés d’humilité, presque trop.

On se met rapidement à l’aise. On trouve très vite nos marques. Le matériel s’installe progressivement. Autour d’un café, de quelques gâteaux, les premiers échanges s’engagent avec le sourire, sans gommer les inquiétudes. Je fais part des miennes, Pierre et Patricia des leurs. Hélène nous rassure sans en fait trop.
Quand la conversation s’engage avec Pierre, je m’efforce de ne pas trop en dire ni en faire mais simplement partager avec lui ce qui me préoccupe tant avec ces doléances. Sur le coup, je ne me suis même pas fait la réflexion que le prénom de Pierre est aussi celui de mon père. Je n’y vois rien de particulier en dehors de cette remarque car mon père était très éloigné de ce type de préoccupations. Comme Pierre, il n’était pas un militant politique.
Au fil de nos échanges, la confiance s’installe définitivement. Pierre assure qu’il n’a pas de pensée militante. Il vote, bien sûr, « à chaque élection ». Il marche, aussi, pour manifester, comme lors des retraites. Quand une cause sociale est juste, il est présent. « Je ne suis pas un meneur, mais un suiveur; et parmi les suiveurs, je ne suis pas dans les premiers ». Et de lâcher : « Je ne suis même pas celui qui prendra la Bastille; je ne sais pas faire ça : lancer une pierre. Faire du bruit oui. Le feu non. »
Le 17 novembre 2018, Pierre est sur un rond-point. C’était le premier jour. C’est une amie de Patricia, qui a sa femme Patricia : « Il faut y aller, c’est notre place ». « Patricia y allait j’ai donc suivi, souligne Pierre. J’ai mis un gilet jaune, et on a bloqué l’accès à un magasin. » Il y avait un grand soleil ce jour là se souvient Pierre. Il fait les premiers sandwichs. Je me souviens de ça. » Et d’insister encore : « Je voyais déjà des jeunes hommes aller bloquer les voitures, je trouvais ça un peu dangereux. »

Mais comment lui est venu le texte ? L’accroche avec « Nous sommes le sol sur lequel vous marchez… » Pierre répond simplement que lorsqu’on n’a pas les mots, on passe par les images; ou, si le coup de crayon est là, on utilise le dessin de presse. On peut dessiner « Un gros bourgeois qui marche sur des têtes ». C’est vrai, les gens comprennent. Plus loin, il dit : « on peut nous voir comme le sol; on peut parler de soulèvement. Des gens pourraient dire je ne suis pas le sol; je serai même d’accord avec eux. Chacun a sa dignité. Mais quand on veut nous faire sentir qui est aux manettes, on le sent, même physiquement. »
Pierre précise plus loin : « Dans le « nous », il y a les jeunes et les retraités. Dans le « nous » que j’ai mis, il y a aussi les plus jeunes et qui y vont plus physiquement. C’est difficile de leur dire de ne pas le faire. Je me garderai bien de donner des leçons aux gens, je serai de tout coeur avec eux. Les journées de 89, puis de 48 et avant de 1830, il fallait qu’elles aient lieu, mais je ne me vois pas le faire. Ce « nous », je me fonds aussi dans un collectif. Ce n’est pas par lâcheté mais je ne ressens pas la capacité physique. C’est compliqué par quoi le « nous » passe. La notion de peuple est elle aussi attaquée. On est morcelé. On est dispersé en puzzle. Ça serait bien de le reconstituer. On sent la crise démocratique. »
Pierre se voit là comme un écrivain public. « Ecrire, c’est plus fort que moi. Peut-être que je crois pas assez en moi. Comme les gens qui adorent aller à la pêche, ou qui sculpte… quand j’ai du temps, je vais sur mon clavier, ou je suis sur les bandes dessinées ». Déjà avec Patricia, sa femme, dont l’intelligence a été laissée en friche par ses parents. « Elle avance les idées et je les met au carré. On est assez fusionnel, un collectif à nous deux. »
Pierre a une pratique d’écriture, c’est un peu son jardin secret. Il a plongé dans l’écriture d’un roman. « Une fois le texte fait, réalisé dans les règles, un vrai manuscrit, avec un double interligne… un roman, écrit récemment, mais j’étais trop laxiste, touche à tout. Mes études, c’est un peu ça, je voulais faire de la bande dessinée, j’ai passé 20 ans sur les chantiers. »
Avec le recul, Pierre regarde tout ça sans amertume. « Ma conscience politique est naïve, je ne viendrai pas à dire néolibéral, ça ne me vient pas spontanément même si je vois ce que cela signifie ». Son texte, il ne changerait rien. « Je l’avais redécouvert quand Hélène m’a contacté; j’ai vu comme ça les choses sur le moment. Il y avait de la colère, peut-être que c’est communicatif… J’aime bien la forme, le début et la fin se rejoigne. » « On sent bien que ces cahiers de doléances n’ont pas infléchi leur façon de gouverner. L’idée de prendre soin des gens, des humiliés… c’est loin d’eux. D’ailleurs, qu’ont-ils fait des doléances ? Ils les ont envoyées aux archives… »
Cette doléance, Pierre a failli avoir le sort d’une bouteille à la mer, en l’occurrence à la terre, car elle aurait très bien pu être enterrée dans le jardin. « Ça a failli être comme ça, argumente Pierre, sauf si des personnes comme vous se disent : « non, on va les rechercher. » Et de lâcher : « Tu vois on n’a pas parlé de droite ni de gauche. Comme sur le rond point, on ne parlait pas de politique. Vos trucs à Paris, ça nous concerne pas. »
Fabrice Dalongeville